La nouvelle génération n’est plus prête à se sacrifier sur l’autel de la carrière. « Dans mes équipes, même les plus douées refusent les promotions, ou ne font plus la démarche de les demander », constate, déstabilisée, une directrice financière. Ce jour-là, il faut attendre l’arrivée de la blogueuse et entrepreneuse Lisa Gachet, fondatrice du site de do-it-yourself Make My Lemonade, pour que l’assemblée s’anime : d’un coup, les visages s’éclairent, les questions fusent. Car Lisa a réussi ce qui fait aujourd’hui rêver les foules : se mettre à son compte. Créer son univers, aux couleurs de son site : pétillant, acidulé. Un monde aux antipodes des moquettes grises des bureaux.
Étonnamment, ce rejet du modèle traditionnel de la réussite explose au moment même où faire carrière ne veut plus rien dire. Totalement dépassée, la notion de « trajectoire linéaire », avec changement de poste tous les deux ans. Pulvérisé, le concept de CV parfait sur LinkedIn. À l’heure de l’ubérisation de la vie économique, qui peut encore prédire où il sera dans deux ans ? Or cette fragilisation peut devenir une chance sans précédent pour les femmes. « Parce qu’on assiste à une remise en question totale des modèles existants, à un changement complet de paradigmes, il n’a jamais été autant possible pour les femmes d’inventer une autre façon de travailler, un poste sur mesure, une vie qui leur ressemble », assure Eléna Fourès, coach de dirigeantes et fondatrice du cabinet Idem per Idem. Développer un projet en interne. Penser sa carrière en différents temps, en adaptant son travail aux périodes de la vie (maternité…). Anticiper l’après-50 ansde façon dynamique et créative, au lieu de vivre dans l’angoisse du placard ou du licenciement. Peu importe le format, l’idée est de reprendre le contrôle, puisque passer en mode autonome n’est plus une option. «On ne réussit plus en s’adaptant à son job, mais en adaptant son job à soi», tranche Eléna Fourès. La carrière est morte, vive le leadership ! Reprogrammation générale des logiciels internes, en quatre temps.
Penser sa vie en plans-séquences
Avant, faire carrière signifiait tenir, en flux tendu, pendant trente ans. Nier, enfouir, cacher les événements de l’existence – maternité, premières années des enfants, tous ces grands bonheurs qui tétanisent les DRH. Ça, c’était avant. Car aujourd’hui, celles qui sortent leur épingle du jeu le revendiquent : oui, il existe une différence physiologique majeure entre les hommes et les femmes. Et prétendre encore le contraire tient au mieux de l’aveuglement, au pire de l’erreur stratégique. «On a fait croire aux femmes qu’elles pouvaient tout réussir en même temps. C’est simplement impossible, martèle Eléna Fourès. La pression est si forte aujourd’hui qu’il n’est simplement plus possible de tenir sur le long terme sans accepter, à certains moments, de lever le pied.»
Faire carrière impose désormais de l’élasticité (alterner les moments de tension et de relâchement), indispensable pour ne pas craquer ou tout quitter pour ouvrir une crêperie dans la Creuse. «Quand j’accompagne une cliente, je l’encourage à consacrer le temps qu’il faut aux premières années de ses enfants pour leur construire une base de sécurité solide, poursuit la coach. Sinon, tout le monde le paiera très cher…» L’urgence ? Apprendre à séquencer. C’est-à-dire, par exemple, demander un quatre cinquièmes ou un quatre-vingt-dix pour cent (une demi-journée par semaine) pendant deux ans ; travailler de chez soi le mercredi. Autre option : négocier un départ avancé le soir, au moins durant la petite enfance. Chacune trouvera la formule qui lui convient.
«Je peux garantir que ce n’est plus du tout un obstacle à la progression, au contraire, assure Eléna Fourès. L’important est de bien expliquer à son employeur que ces aménagements auront une limite dans le temps – c’est pour trois ans… -, et de se donner l’autorisation de se rattraper plus tard. On peut remonter en puissance graduellement, par tranches d’âge, jusqu’à ce que l’enfant ait 2-3 ans, 6-7 ans, puis 13-14 ans. Ce qui est difficile, c’est de décider qu’on en a le droit, et que c’est normal. De cultiver en soi cette conviction.»
Construire son projet et grandir avec lui
Ubériser sa carrière, c’est aussi se placer dans une logique d’autonomie, y compris face à son propre employeur. La différence n’a jamais été aussi grande entre le salarié «de base» et celui qui construit son projet en interne. Développer son projet, c’est l’occasion d’affirmer une vision, d’imprimer ses valeurs, de choisir son équipe ; en un mot, de changer les choses – la définition du leader. C’est aussi s’offrir le luxe de grandir avec lui, porté par une énergie collective, un souffle créatif, au lieu de s’épuiser à décrocher le poste d’après. «On le constate chez les jeunes : ce qui compte avant tout pour eux, c’est de devenir soi (le fameux processus d’individuation), de retrouver la maîtrise de leur identité au travail, analyse Jean-Louis Magakian, professeur en stratégie et organisation à l’EM Lyon, à l’origine du concept d’ »egopreneurs ». C’est une réponse à l’écrasement du système, à la pression qu’imposent les entreprises. On investit dans sa personne pour échapper aux luttes politiques en interne, au dysfonctionnement du management. On est bien dans une ubérisation des comportements et des attentes, dans le sens où le modèle économique d’Uber consiste à se défausser de l’investissement capitalistique pour mieux conserver l’étape clé de la valeur.»
Penser l’après-50 ans
Après une carrière menée tambour battant à la direction de la communication de grands groupes (BNP Paribas, Kering), Louise Beveridge a décidé – ce sont ses termes — de s’«ubériser». «J’étais arrivée à un moment où j’avais rempli la mission pour laquelle j’avais été recrutée, je savais qu’un jour ou l’autre l’entreprise aurait besoin d’un profil différent pour entamer une nouvelle étape de son développement, explique-t-elle. Je n’avais pas très envie d’attendre derrière mon bureau que cela arrive. Mes enfants étaient élevés, partis de la maison. J’avais fait le tour de mon métier, je ressentais le besoin de me renouveler et d’être utile en ayant un horizon plus large que celui de l’entreprise. Du simple point de vue de la terminologie, il y a quelque chose d’un autre âge à vouloir passer sa vie dans une « boîte ».» Elle décide donc de quitter son poste – un des plus enviés de Paris – pour… la page blanche.
«Pour créer quelque chose de neuf, il faut du vide autour de soi, avance-t-elle. Un espace pour que les idées surgissent. C’est difficile, angoissant, cela demande du courage, l’entourage vous explique que c’est la bêtise de votre vie. Mais, pour moi, c’était un chemin identitaire. La transition m’a pris trois ans.» Au fil des mois naît une structure à plusieurs branches, centrée sur le conseil en communication, son expertise. S’y sont raccrochés la transmission – Louise préside désormais la formation professionnelle en communication de Sciences Po ; la formation – elle en termine une à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), pour devenir administratrice de grands groupes ; enfin, l’engagement pro bono dans des causes qui lui tiennent à cœur, comme le sommet Women in Africa, lancé par Aude de Thuin.
Son bilan ? «Il est bien sûr contrasté, explique-t-elle. Je gagne moins bien ma vie qu’avant, même si je vis très correctement. Je ne suis plus au cœur de l’entreprise, les gens ne se déplacent plus pour me voir, j’ai un abonnement Vélib’ et je fais la queue dans les salles d’attente. Entre un oui et la signature d’un contrat, six mois peuvent s’écouler. Mais j’ai rajeuni de dix ans. J’ai construit un quotidien plus hybride, où je reçois et où je donne. Qui laisse plus de place à la vie, aux loisirs. J’ai appris à définir ce qui me fait plaisir et à lui donner de la valeur. J’ai le sentiment d’être dans un rapport agile aux choses, avec une rapidité d’action et de décision tellement plus en phase avec le modèle accéléré actuel. Et, surtout, mon travail n’est plus guidé par le besoin ou l’absence de besoin des autres. C’est ma grande fierté : j’ai appris à pêcher, et je n’attends plus qu’on me nourrisse.»
Oser entreprendre, à quel prix ?
Entreprendre pour mieux faire face aux aléas de la vie ? Quand Marie Eloy, finaliste de notre concours Business With Attitude 2017, crée le réseau Femmes de Bretagne pour aider les femmes à entreprendre dans sa région, c’est parce que sa situation personnelle l’oblige à se lancer – son mari vient de la quitter, et elle doit élever sa fille. «Je n’ai pas pu me résoudre à prendre le premier job venu, explique-t-elle. Ce n’est pas un hasard si 30% des entreprises sont créées par des mères en solo. Elles n’ont plus de freins, plus de peurs, plus le choix.»
Femmes de Bretagne, c’est aujourd’hui cinq mille six cents membres, quarante rencontres organisées chaque mois, cinquante coordinatrices sur le territoire breton. «Il faut changer les codes économiques, avance Marie Eloy. Seules 12% des femmes vivent correctement de l’entrepreneuriat en France, et 80% restent au stade de l’économie informelle (c’est-à-dire à la tête d’une structure sans salariés… ni revenus dignes de ce nom). Seules 14% d’entre elles embauchent plus de dix personnes.» C’est pourquoi elle lance ce mois-ci Bouge ta boîte, une structure dédiée aux entrepreneures, pour les aider à accroître leur chiffre d’affaires. «C’est un réseau qui veut du résultat, résume-t-elle, montrer qu’il n’est pas interdit d’allier quête de sens et business. Oui, il faut demander des prêts bancaires – le Fonds de garantie à l’initiative des femmes (FGIF) garantit jusqu’à 70 % d’un prêt quand une femme crée son entreprise. Oui, il faut se faire accompagner par Réseau Entreprendre ou Bpifrance.»
Bouge ta boîte propose ainsi des formations à des tarifs abordables pour les TPE et les PME. «On a le droit de voir grand, de faire du chiffre d’affaires, comme les hommes, revendique Marie Eloy. Moi, je ne pouvais pas me permettre de passer un an sans me payer. Le salaire peut être inclus dans le business plan. L’argent circule comme une énergie : pour donner, il faut aussi recevoir.»